Une addiction est-elle une fixation ? (II)

Nelson Feldman 

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Jean-Michel Basquiat, peinture, poésie et addictions

 Je voudrais aborder la vie d’un artiste qui a marqué l’art contemporain tout en ayant vécu un parcours dans la consommation de drogues. Il s’agit de Jean-Michel Basquiat, artiste peintre américain né en 1960 à Brooklyn et mort en 1988 à Manhattan.

Né d’un père haïtien, expert-comptable, et d’une mère portoricaine, couturière, par sa famille, il faisait partie de la middle class, et il a suivi sa scolarité jusqu’à ses 17 ans. Pendant son enfance il visitait régulièrement avec sa mère le Metropolitan Museum of Art et le MoMA.

 “Tout ce qui est artistique vient de ma mère” [1], disait-il. La peinture et l’objet regard prennent déjà une consistance pour lui de la main de sa mère.

Sa mère soufrait de phases de décompensation et faisait de nombreux séjours en milieu psychiatrique. Son enfance était compliquée avec de fréquents déménagements et changements d’école. À l’âge de 8 ans, lors de la séparation de ses parents, sa garde a été attribuée au père qui avait un comportement violent à son égard[2].

À l’âge de 15 ans, après une fugue de plusieurs jours, il est ramené par la police au domicile de son père et le jeune Basquiat lui dit : « Tu verras un jour, je serai célèbre, une star ». À dix- sept ans, il abandonne les études après un acte d’indiscipline dans son école et quitte définitivement le foyer paternel.

Basquiat, fumeur de joints, vit dès lors sans domicile fixe, chez des amis, et crée ses graffitis dans les rues de Brooklyn, où se mêlent images, dessins, mots et poèmes, ce qui commence à lui donner une notoriété. Il fréquente le milieu des artistes graffiteurs et dessinateurs de la contreculture, il côtoie le milieu des artistes de rues et de la nouvelle musique noire funky, le hip-hop et le jazz. Il joue de la musique et crée son propre groupe « Gray ». Il participe à la contreculture et au mouvement artistique à Soho.

Il devient l’acteur et protagoniste du film Downtown 81 qui reflète très bien cette période[3]. En 1980, il fait sa première exposition dans une galerie d’art à East Village, suscitant un grand intérêt d’autres galeristes de New York car son art apporte une énergie et une force nouvelle. Basquiat s’installe dans la vie de bohème des « clubs » où la musique, la peinture, la mode, le théâtre, les films et la poésie se déroulent dans les mêmes lieux. Andy Warhol, qui admire sa peinture, devient son ami proche et lui loue un studio.

L’art était le sinthome qui a permis à Basquiat de se construire un nom après sa fugue de la maison familiale. Son art et sa créativité lui ont permis longtemps de se maintenir en équilibre, sa solution à lui pour faire tenir les trois registres. Son œuvre témoigne de la force de son langage dans le contexte raciste et ségrégationniste connu aux États-Unis et à New York dans les années 70, où on refoulait les pauvres dans des ghettos en ruines, dominés par des chefs de gangs.

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Certains thèmes se répètent dans son œuvre : le corps morcelé, le corps éclaté, le racisme, la ségrégation, la violence de la société. Basquiat disait dans un entretien qu’il y avait 80 % de colère dans son travail[4].

Son extraordinaire productivité et la réussite artistique s’accompagnaient de contrats avec différents galeristes à New York et en Europe, où ses peintures se vendaient au prix fort. Il devint un objet de consommation dans le capitaliste marché de l’art. Et, paradoxalement, il devint un déchet à travers sa chute progressive dans les drogues où il dépensait son argent. Nombreux témoignages et biographies concordent sur son addiction à l’héroïne et à la cocaïne dans ces dernières années où il s’isolait.

La question de la mort et la décomposition du corps imprégnait sa peinture dans cette période où le Sida venait heurter de plein fouet le monde des artistes. Basquiat, qui continue toujours à peindre, s’enferme de plus en plus dans sa solitude et dans ses addictions. Il meurt seul d’overdose dans son appartement en 1988.

Sa réussite commerciale, curieusement, ne lui a pas apporté une stabilisation. En devenant célèbre, il est devenu un objet marchand et de consommation, et sa descente aux enfers de la drogue n’a pas été freinée par sa réussite. Sa phrase « je serai une star » l’a propulsé dans un monde dans lequel il manquait de repères. La mort de Warhol, qui l’avait soutenu et accompagné, a fragilisé le fondement de sa vie d’artiste et quand le sinthome de la créativité ne n'est plus parvenu à faire tenir le nœud borroméen, la drogue s’est installée de plus en plus comme suppléance face au vide, hors savoir.

La peinture de Basquiat est un exemple de savoir-faire avec sa solitude et son errance dans les rues de Brooklyn, où il commença dans sa vie avec l’art de rue, dans les marges. « Je peins et j’écris aux murs », aurait pu dire Basquiat à Brooklyn à la même période où Lacan disait à Sainte Anne : « Je parle aux murs ».

Nous partageons avec lui la satisfaction du regard dans la peinture et sa façon de faire poésie avec lalangue.


Références

[1] Nuridsany M., Jean-Michel Basquiat, Paris, Flammarion, 2015, Kindle, ch. III.

[2] Ibidem, ch. II.

[3] https://www.youtube.com/watch?v=pZ6qzDnQzGI

[4] JMB : I really wanted to be the best artist in the class, but my work had a really ugly edge to it. / HG : Was it anger ? / JMB : There was a lot of ugly stuff going on at the time in my family. / HG : Is there anger in your work now ? / JMB : I’s about 80% anger. “From the Subways to Soho”,interview, with Henry Geldzahler and Jean-Michel Basquiat (January 1983), Interview Magazine, New York, 25th March 2011.

https://www.interviewmagazine.com/art/jean-michel-basquiat-henry-geldzahler