Une addiction est-elle une fixation ? (I)

Nelson Feldman 

Première partie

 

Dans l’addiction, la jouissance Une est impliquée : il s’agit d’une jouissance autoérotique.

Les modalités de cette jouissance sont évidemment variables et peuvent changer d’une addiction à l’autre, d’un sujet à l’autre.

La fixation peut concerner une partie du corps, une zone érogène - dans le langage freudien -, comme par exemple, la bouche dans l’alcoolisme ou le tabagisme. Cela met en évidence que chaque addiction s’accompagne d’une fixation particulière dans le corps. Le toxicomane par voie intraveineuse appelle sa pratique d’injection « se faire un fixe ».

Dans les addictions aux jeux vidéo, la pulsion scopique est au premier plan : voir et se faire voir. Des nouvelles zones érogènes sont sollicitées : l’œil et l’objet regard.

Dans la clinique des addictions, de nouveaux objets apparaissent en dehors des drogues : le jeu excessif, la pornographie, la consommation compulsive, le chem-sex, les réseaux sociaux, le sport excessif. Dans un texte d’orientation vers le Congrès de l’AMP en 2016, J.A. Miller revient sur cette clinique du XXIème siècle en évoquant la pornographie, très présente dans les analyses[1].

En 2019, notre collègue Ernesto Sinatra, du TyA Argentine, a intitulé son livre Adixiones, mettant en lien direct addictions et fixations par le X [2].

La fixation chez Lacan

La fixation orale est citée par Lacan dans les complexes familiaux, où il évoque les toxicomanies par la bouche comme résultantes d’une conséquence du traumatisme du complexe du sevrage maternel, le premier complexe qu’il distingue avant celui d’intrusion et d’Œdipe : « En fait, le sevrage, par l’une quelconque des contingences opératoires qu’il comporte, est souvent un traumatisme psychique dont les effets individuels, anorexies dites mentales, toxicomanies par la bouche, névroses gastriques, révèlent leurs causes à la psychanalyse. »[3]

Cette référence à la toxicomanie par la bouche met l’accent sur cette composante orale et une fixation de la satisfaction, voire une jouissance, liée à cette zone érogène, ce qui pour Freud correspondait à un arrêt dans le développement de la libido.

Pour Lacan, quand le sujet resté figé à l’image de la mère, il emprunte une pente vers la mort. : « Cette tendance psychique à la mort, sous la forme originelle que lui donne le sevrage, se révèle dans des suicides très spéciaux qui se caractérisent comme « non violents », en même temps qu’y apparaît la forme orale du complexe : grève de la faim de l’anorexie mentale, empoisonnement lent de certaines toxicomanies par la bouche, régime de famine des névroses gastriques. L’analyse de ces cas montre que, dans son abandon à la mort, le sujet cherche à retrouver l’imago de la mère »[4].

 

Freud et la fixation : la liaison de la pulsion à l’objet est intime

a) Il y a une citation de Freud du terme fixation en 1917 dans Pulsions et destin des pulsions sur l’objet de la pulsion : « Lorsque la liaison de la pulsion à l’objet est particulièrement intime, nous la distinguons par le terme de fixation »[5].

Dans la fixation, il y a alors une liaison d’ordre intime, très étroite, à l’objet de la pulsion.

Nous vérifions cela dans certaines addictions où l’objet de l’addiction reste immuable tout au long de la vie du sujet. Pour certains patients alcooliques, c’est une boisson en particulier. Freud décrit la relation des grands alcooliques avec le vin comme un modèle de mariage heureux[6]. Le récent film danois Drunk interpelle sur cette relation aujourd’hui et les fonctions possibles qu’on attribue à l’alcool.

Les addictions actuelles mettent en relief la multiplicité des objets possibles pour cette relation intime : écrans, substances très diverses, usages du corps, sexualité addictive, automutilations.

b) Une autre citation du terme fixation chez Freud dans les Conférences d’introduction à la psychanalyse en 1917, relève de la fixation provoqué par le trauma et, dans ce cas, il s’agit d’une fixation à un événement passé qui fait son retour : « Les névroses traumatiques donnent de nets indices de ceci : à leur fondement se trouve une fixation au moment de l'accident traumatique. (…) Remarquons encore, à propos du thème de la fixation à une phase déterminée du passé, qu'une telle occurrence déborde largement le cadre de la névrose. Chaque névrose contient une telle fixation, mais il n'est pas vrai que chaque fixation conduise à la névrose. »[7]

 

Jacques-Alain Miller et la définition de l’addiction

Dans son cours du 23 mars 2011, J.A. Miller donne une définition précise de l’addiction en lien avec une jouissance autoérotique, une itération hors savoir, où l’alcoolique boit toujours le même verre. À la différence de la répétition qui renvoie au registre symbolique, comme dans l’exemple du Fort-Da du jeu de la bobine et la métaphore de l’absence de la mère :

« Le sujet se trouve dès lors lié à un cycle de répétitions dont les instances ne s’additionnent pas et dont les expériences ne lui apprennent rien. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’addiction pour qualifier cette répétition de jouissance. On l’appelle l’addiction précisément parce que ce n’est pas une addiction, parce que les expériences ne s’additionnent pas. (…) Cette répétition de jouissance se fait hors sens, et on s’en plaint. (…) La jouissance répétitive, la jouissance qu’on dit de l’addiction - et précisément, ce que Lacan appelle le sinthome est au niveau de l’addiction -, cette jouissance répétitive n’a de rapport qu’avec le signifiant Un, avec le S1. Ça veut dire qu’elle n’a pas de rapport avec le S2, qui représente le savoir. Cette jouissance répétitive est hors-savoir, elle n’est qu’auto-jouissance du corps par le biais du S1 sans S2. Et ce qui fait fonction de S2 en la matière, ce qui fait fonction d’Autre de ce S1, c’est le corps lui-même. »[8]

Selon cette définition proposée par J.A. Miller, il s’agit d’une jouissance répétitive hors savoir. Cela est justement le phénomène que nous voyons dans la clinique des addictions, une répétition de la même chose, comme les boîtes de soupe Campbell dans la peinture de Warhol.

 

L’expérience des addicts produit-elle un savoir ?

Certains sujets qui ont traversé et ont pu sortir de ce parcours ont produit des témoignages, littéraires ou artistiques. Est-ce qu’il s’agit d’un savoir ou d’un usage de lalangue et d’une solution créative qui leur a donné la possibilité de se détacher de la pratique addictive ?

Est-ce-que rien n’a été appris pour celui qui a pu quitter la pratique addictive ? Cela reste une question à poser.

Deuxième partie

 

Jean-Michel Basquiat, peinture, poésie et addictions

Je voudrais aborder la vie d’un artiste qui a marqué l’art contemporain tout en ayant vécu un parcours dans la consommation de drogues. Il s’agit de Jean-Michel Basquiat, artiste peintre américain né en 1960 à Brooklyn et mort en 1988 à Manhattan.

La deuxième partie paraîtra sur le blog très bientôt !


Références

[1] Miller J.-A., L'inconscient et le corps parlant, présentation du thème du Xe Congrès de l'AMP à Rio en 2016, La Cause du désir n° 88, Paris, Navarin, 2014, 105-107.

[2] Sinatra E., Adixiones, Buenos Aires, Grama ediciones, 2019.

[3] Lacan J., “Les complexes familiaux dans la formation des individus” (mars 1938), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, 31.

[4] Ibidemop. cit., 35.

[5] Freud S., “Pulsions et destin des pulsions” (1915), Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, 19.

[6] Freud S., Contributions à la psychologie de la vie amoureuse, II, “Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse”, La vie sexuelle, PUF, Paris 19yy, 63-64.

[7] Freud S., Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999, 351-352.

[8] Miller J.-A., L’Un tout seul (2011) (inédit), cours du 23 mars 2011, L’orientation lacanienne - enseignement prononcé à Paris 8 dans le cadre du Département de psychanalyse.