Un nom du réel : topologie de la lettre de jouissance

Marco Mauas


À la fin de son texte très enseignant intitulé « Fixation et répétition » et présenté lors du séminaire « Nouages » à Tel-Aviv en avril 2022, Alexandre Stevens rappelle l’intervention d’Éric Laurent au dernier congrès de l’AMP, qui « … parlait de la lettre comme métaphore de jouissance, montrant en particulier comment la lettre volée, celle reçue par la reine du conte de Poe, est une métaphore de la jouissance féminine dont aucun sens ne pourra être dévoilé dans un Palais Royal où règne la jouissance phallique : la lettre comme exception de jouissance. » 1

Cette référence opportune m’a fait réfléchir et a illuminé, comme par un éclair, un texte que j’avais lu encore à Buenos Aires dans les années 80, avant de partir vers Israël, avec un groupe et un mathématicien, Nicolas Patteta. Il s’agit du texte intitulé « Introduction à la topologie des formations de l’inconscient », publié dans la revue Scilicet 2. La référence et le commentaire d’Alexandre Stevens fut le hen panta einai (ἕν πάντα εἷναι) 3 héraclitéen qui, avec sa formule surprenante, m’a permis une lecture autre de ce passage du texte d’Éric Laurent. Apparemment, ce passage est très simple ; pourtant, je crois qu’il vaut la peine de s’essayer à sa relecture.

Pour tracer l’espace de la lettre comme volée, c’est-à-dire l’espace où la lettre est cachée et retournée sur elle-même, comme c’est le cas dans le conte de Poe, le texte du Scilicet nous propose de considérer qu’étant donné que « les flics ont réellement effectué un quadrillage de l’espace plus fin que les dimensions de la lettre volée qu’ils recherchent, et [que] pourtant, ils ne l'ont pas trouvée », il y a là une indication de ce que la place, la cachette est d’une autre nature, constitue un autre espace que cette « métrique inadéquate » qui relève de l’« imbécillité réaliste » 4, « car l'espace, lui, a cessé d'être neutre quand la lettre le traverse 5, renversant les notions de proximité 6 ; (…) plus on s'approche de l'objet perdu selon la métrique “réaliste”, plus on s’en éloigne selon la vraie métrique 7. »

Quelle est alors la métrique que ce texte nous propose ?

On doit exclure du plan un trait T. Dès lors, « au lieu de la distance euclidienne, nous adoptons pour la distance de x a y la borne inférieure des longueurs (euclidiennes) des courbes joignant x a y sans rencontrer T. Il est alors évident que cette métrique détournée 8 manifeste T comme un véritable trou 9 (et non un simple trait) ». C’est la métrique autre qui en fait un trou. De plus, « des points qui étaient identiques (avant d’exclure le trait) s’éloignent par dédoublement du trait ».

Dans son texte de présentation pour le récent congrès de l’AMP, La femme n’existe pas, Christiane Alberti faisait remarquer : “C’est bien l’image d’une jouissance « enveloppée dans sa propre contiguïté » qui, dès les « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine » 10, indiquait le rapport à l’infini.” 11

Les courbes qui ne touchent pas T, le trou formé par l’exclusion d’un trait du plan, sont des courbes de contiguïté , de voisinage du trou, qui ne sont que l’enveloppe du trou. La lettre, invisible pour les lois du Palais Royal, est en effet un trou, enveloppé par des courbes de contiguïté parfaitement concevables.

La topologie « inter-prête » l’événement de la lettre. Elle se fait solidaire de la structure, jusqu’à lui être identique. La topologie de la lettre, qui renverse les notions de proximité, se veut réelle, là où la lettre est métaphore de jouissance.

Références

1 Stevens A., « Fixation et répétition » , Tel Aviv, Nouage, avril 2022.

2 « Introduction à la topologie des formations de l’inconscient » , Scilicet 2/3, Seuil, Paris 1970 ; les passages cités ici se trouvent aux pp. 169-170. On se rappellera ici le principe que Lacan avait adopté pour la publication des textes de cette revue et qu’il a déclaré dans Scilicet 1 : « Cette revue se fonde sur le principe du texte non-signé, du moins pour quiconque y apportera un article en tant que psychanalyste. » Lacan, J., « Introduction de Scilicet au titre de la revue de l’EFP » (1968), Autres écrits, Seuil, Paris 2001, p. 284. La suite du texte éclaire ce principe, tout comme il explique (sous le titre “De ce que signe Lacan”) pourquoi Lacan lui-même signe ses textes des initiales J. L.

3 Fin du célèbre fragment d'Héraclite : “Ceux qui ont eu le désir d’entendre, non pas moi, mais le discours (τοῦ λόγου)”, conviennent qu’il est sage [de penser] que tout est un.” (Je traduis)

4 Lacan J., « Le séminaire sur “La lettre volée” » (1957 [mi-mai, mi-août 1956]), Écrits, Seuil, Paris 1966, p. 25.

5 C’est le texte de Sicilet qui souligne.

6 C’est moi qui souligne.

7 Le texte de Sicilet souligne.

8 Même remarque.

9 Je souligne.

10 Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine » (1962 [sept. 1960]), Écrits, Seuil, Paris 1966, 735.

11 http://www.uqbarwapol.com/wp-content/uploads/2021/05/argument1-CA-FR.pdf