Répétition d’un trauma

Marina Frangiadaki

Répétition d’un trauma1

« Voici ma sœur … J’évoque en détail notre faim … le kapo qui m’a frappé sur le nez... C’est une jouissance intense, physique, inexprimable, que d’être chez moi entouré de personnes amies et d’avoir tant de choses à raconter ; mais c’est peine perdue : je m’aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont même complètement indifférents … Ma sœur me regarde, se lève et s’en va sans un mot ».

Primo Levi fait ce rêve répétitif dans le camp. Il se rend compte que « beaucoup d’autres camarades font ce rêve, peut-être tous » et il se pose une question pertinente ; « pourquoi la douleur de chaque jour se traduit-elle dans nos rêves de manière aussi constante par la scène toujours répétée du récit fait et jamais écouté ? »2.

Un fameux résistant grec, rescapé des camps, témoigne d’un rêve répétitif d’une ressemblance étonnante avec celui de Primo Levi. Dans son rêve, I. Kampanellis raconte son vécu horrible à sa mère qui ne l’écoute pas. Il la touche ; elle est faite de paille ! Il se réveille avec « la même angoisse. A qui on va dire tout ça ? Qui va l’écouter ? »3.

Nous repérons une répétition signifiante qui tente avec le rêve, selon la thèse freudienne, d’assimiler le trauma par le symbolique.

Mais il s’agit fondamentalement d’une « répétition déterminée par le traumatisme comme réel »4.

Le rêve tente de donner une représentation à l’impossibilité de se faire entendre avec la figure d’un Autre impuissant. Mais ce point relève du surgissement de l’inconscient réel et de l’ombilic du rêve en tant que non-reconnu, Unerkannt, et indicible. Ce qui se répète d’une façon traumatisante est l’impossible à dire quant au réel.

Les rêves rapportés des déportés terminent par un réveil brusque. Lacan soutient qu’« on ne se réveille jamais »5 et qu’on ne se réveille que pour continuer à dormir, bercés par le fantasme dans sa fonction d’écran au réel.

Primo Levi, au réveil à la réalité, semble n’avoir pas pu trouver le refuge de « la représentation à laquelle une phrase fantasmatique donne armature et consistance »6.

Le rêve répété ne lui permet pas de dormir, mais le réveil à la réalité ne lui a pas offert de trêve7.

Références

1 Texte rédigé à partir du travail (Mariana Frangiadaki, Un réveil sans trêve) présenté dans l’ouvrage publié en vue du XIIè Congrès de l’AMP (14-18 déc. 2020), Le rêve - Son interprétation, son usage dans la cure lacanienne, AMP - Scilicet, coll. rue Huysmans, 2020, 143-144.

2 Primo L., Si c’est un homme (1963), Julliard, Paris 1987, 90.

3 Kampanellis I., Mauthausen, Albin Michel, Paris 2020, ed. grecque, Kedros, Athènes 1963, 37. Ces poèmes écrits au camp sont devenus célèbres par les compositions de Mikis Theodorakis. https://www.youtube.com/watch?v=eNgVdj4M4KM

4 Miller J.-A., Silet, Séminaire de l’orientation lacanienne (inédit), cours de 15 mars 1995, publié sous le titre « Transfert, répétition et réel sexuel - Une lecture du Séminaire XI » dans Quarto n° 121, Partenaire de la pulsion, 2019, 15.

5 Lacan J., « Improvisation, désir de mort, rêve et réveil », (1981), in La Cause du désir, n° 104, Tu rêves encore ?, mars 2020, 10.

6 Mille, J.-A., « Réveil », in Ornicar? n° 20/21 (été 1980), 1980, 52.

7 V. Levi, Primo, La Trêve, Grasset, Paris 1966, 268, et le commentaire de Carolina Koretzky, Le réveil, PUF, Paris 2012, 191.