Au-delà de la répétition
François Ansermet
Toute cause première en fait immédiatement surgir une autre,
plus première encore, et ainsi de suite, à l’infini.
Dostoïevski [1]
Le traumatisme est une effraction qui s’impose de façon inattendue [2]. L’effroi le caractérise. Mais l’impasse vient aussi du fait que l’effraction traumatique, même si elle surgit de façon contingente, finit par s’inscrire dans l’ordre du nécessaire, par effet de rétroaction. Une fois que cette contingence a eu lieu, il n’est plus possible qu’elle n’ait pas eu lieu. Elle est devenue nécessité qui ne cesse de ressurgir, qui ne cesse de se répéter.
Peut-on sortir de la répétition ?
Peut-on échapper à la fixation traumatique ? Une autre contingence peut-elle ouvrir une issue, permettre une sortie de la nécessité qu’installe le traumatisme ? Une contingence qui libère plutôt qu’une contingence qui détermine un devenir figé, une contingence de vie plutôt qu’une contingence de mort ? Y a-t-il un au-delà possible à la répétition ?
Il faut reconnaître qu’aujourd’hui, la mort prédomine. La pandémie nous a rappelé ce que nous savions déjà trop bien : la vie laisse apparaître une incertitude destructrice. À tout moment, l’accident ou la maladie peuvent frapper : la mort peut l’emporter. L’incertitude a pris aujourd’hui un autre caractère destructeur, militaire. Aujourd’hui, c’est la guerre qui a succédé à la pandémie, à l’envers de ce que Freud a connu. Freud a en effet d’abord vécu la désillusion de la guerre : « Et voilà que la guerre, à laquelle nous ne voulions pas croire, éclata et apporta … la désillusion” [3].
Daímon et tuché
Le traumatisme est lié à la répétition, comme en témoigne le traumatisme après-coup. Ce qui amène à se demander si un traumatisme est vraiment la cause des effets qu’il produit. C’est ce que Freud indiquait avec la notion freudienne de séries complémentaire, deux séries de facteurs étiologiques, distingués par lui entre constitution et événement, plus généralement entre daïmôn et tuché [4]. Peut-on en effet se contenter d’un seul facteur causal [5] ? On retrouve la même question en science, comme le disait Henri Poincaré dans la Valeur de la science : « Avons-nous bien le droit de parler de la cause d’un phénomène ? (…) Un phénomène quelconque ne sera pas l’effet d’une cause unique, mais la résultante de causes infiniment nombreuses. » [6] N’en va-t-il pas de même avec le traumatisme, jusqu’à ce que sa répétition s’inscrive comme une cause, entre fixation et répétition, à travers une série infinie d’après-coups ?
La contingence créatrice
Mais y a-t-il un au-delà de la répétition, une autre voie possible que la fixation ? Si la contingence destructrice amène avec elle un destin de répétition, il ne faudrait pas oublier qu’il y a aussi une contingence qui surprend, qui déplace, qui dé-fixe : une contingence créatrice qui peut être l’occasion d’une occurrence dans la vie mais qui peut faire aussi le propre de l’acte analytique. Telle l’opposition entre pulsion de vie et pulsion de mort (dans sa version de compulsion de répétition), on pourrait mettre ainsi en tension contingence de vie et contingence de mort. Tel est le pari d’une possible sortie du traumatisme : la mise en jeu d’une contingence de vie contre une contingence de mort.
Il ne faudrait pas oublier que la contingence de mort, destructrice, peut avoir son pendant dans une contingence de vie, une contingence créatrice, qui ouvre un au-delà de la répétition, un au-delà de ce qu’a scellé la répétition comme cause.
Face au traumatisme, il peut y avoir la mise en jeu d’une contingence nouvelle, une contingence qui ouvre la voie d’une issue. Celle-ci passe par une opération paradoxale : se servir du réel traumatique pour couper avec le traumatisme, en faire un élément de césure, miser sur le réel hors sens du traumatisme pour couper avec le trop plein de sens qui s’est installé avec le traumatisme et la répétition qu’il enclenche. Cette opération paradoxale passe donc par la contingence : de passer du traumatisme subi à une contingence sur laquelle on mise, pour faire quelque chose de nouveau à partir du traumatisme. Une telle perspective peut relancer les choses au-delà de la répétition, faire même du traumatisme une contingence favorable, qui peut même après-coup se révéler avoir été nécessaire.
Diversité radicale de la répétition.
Pour Lacan, la répétition n’est pas la reproduction [7]. Elle conduit au contraire à une diversité radicale [8]. Ce paradoxe ouvre une issue. On peut miser sur la répétition pour aller au-delà : c’est le paradoxe qu’introduit la répétition en elle-même. Une telle perspective amène à introduire la question du temps dans la répétition, à couper la répétition à partir de l’instant : un temps zéro mis en jeu dans la répétition, à chaque instant du temps, en potentialité, ce qui était n’est plus, ce qui sera n’est pas encore. C’est sur cette béance que mise l’acte analytique. L’acte poétique aussi bien - comme René Char pour lequel « l’acte est vierge, même répété » [9]. En cela, l’acte analytique est aussi un acte créatif.
L’acte analytique vise un au-delà de la répétition, même à partir de la répétition : c’est paradoxalement ce qui le rend la répétition nécessaire pour la traiter là, jusque dans les situations extrêmes du traumatisme.
Références
[1] Dostoïevski F., Les carnets du sous-sol, éditions Babel, Arles, Actes Sud, 1992, 28.
[2] Texte à partir de la conclusion du séminaire Nouage ASREEP-NLS du 5 février 2022 sur le thème « Trauma, entre répétition et contingence ».
[3] Freud S., “Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort” (1915), Essais de psychanalyse, Paris, Payot & Rivages, 2001, 16.
[4] « Nous refusons d’établir une opposition essentielle entre les deux séries de facteurs étiologiques et admettons plutôt l’existence d’une action des deux (…). Ce sont les δαίμων καì τύχη qui déterminent le destin de tout être humain, rarement, voire jamais, l’une seulement de ces deux forces. Le rôle étiologique de chacune doit être évalué dans chaque cas particulier et chez tout individu. » Freud S. « La dynamique du transfert » (1912), in La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1993, 50-51.
[5] Même si, comme le dit Freud, « [le] besoin de causalité de l’homme (…), en dépit de la banale réalité, se satisfait d’un seul facteur causal. »Ibidem.
[6] Poincaré H., La valeur de la science, Paris, Champs Flammarion, 1994, 51.
[7] « Répétition n’est pas reproduction », Lacan J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le séminaire, livre XI (1964), Paris, Seuil, 1973, 49.
[8] « (...) la diversité plus radicale que constitue la répétition en elle-même. », Ibidem, op. cit., 60 ; « La répétition demande du nouveau. », Ibidem, 49 ; « Ce qui fut, répété, diffère », Lacan J.,« La logique du fantasme. Compte rendu du séminaire 1966-1967 », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, 325.
[9] Char R., Feuillets d’Hypnos, feuillet 46, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, 186.