Retour sur la métaphore (1)

Bernard Lecœur


Répétition et fixation sont deux concepts freudiens issus en grande partie de la pratique analytique, mais pas uniquement. Ils sont devenus très tôt des signifiants majeurs pour la clinique des névroses et des perversions, et dans une certaine mesure, pour la clinique des psychoses*.


La répétition

En ce qui concerne la névrose, elle trouve à s'illustrer sous des formes symptomatogènes dans l'hystérie, l'obsession et la phobie, mais aussi sous des formes asymptomatiques, comme par exemple dans les névroses d'échec ou encore dans la névrose dite de destinée. Celle-ci, désignée comme une compulsion de destin1, réduit le sujet à déplorer combien ce qu'il entreprend suit toujours la même orientation. Ses amours reproduisent immanquablement un même scénario, ses amitiés ne sont jamais à l'abri de la trahison, et les preuves de sa générosité se heurtent à l'ingratitude la plus noire2.

La vie psychique est habitée par une tendance irrésistible à la reproduction et à la répétition, qui s'exercent indépendamment des exigences du principe de plaisir, allant jusqu'à se placer au-dessus de lui. Une nuance est à apporter : le terme de “reproduction” est à réserver au transfert, dans la mesure où celle-ci pousse le malade à revivre le passé comme si ce dernier faisait partie du présent. La répétition, elle, s'applique davantage au symptôme, ou à son absence, comme dans le cas du trait de caractère.

La fixation

C'est précisément par le trait de caractère que s'illustre le mieux l'insistance et la permanence de la fixation, trait qu'il faut mettre en perspective avec une "transformation" de la pulsion. Freud introduit par la remarque suivante son article à propos de Quelques types de caractère dégagés par la psychanalyse :

Ce qui s'oppose aux efforts du médecin, ce ne sont pas toujours les traits de caractère que le malade se reconnaît à lui-même ou qui lui sont attribués par son entourage. Souvent, certaines manières d'être du malade, dont il se savait modérément pourvu, se manifestent, élevées à une puissance insoupçonnée, ou bien [le sujet] adopte des attitudes qui ne s'étaient pas révélées dans d'autres circonstances de sa vie.”3

Par cette remarque, Freud montre combien la fixation est un moyen d'opposition qui se heurte aux efforts d'élucidation de la cure, ce qui indique aussi comment la cure est un dispositif qui œuvre à la mise au jour, au dévoilement d'un trait de caractère jusque-là minoré, voire complètement ignoré du sujet. Le trait en question peut être parfaitement assimilé au comportement, au point de passer inaperçu. Voilà une différence marquante d'avec la formation de l'inconscient, laquelle a plutôt tendance à être reconnue par le sujet, et dont il pourra éventuellement se plaindre.

Répétition et fixation

C’est dans leur articulation que la répétition et la fixation doivent être prises en considération : c'est le grand enseignement donné par l'Au-delà du principe de plaisir, en particulier à partir de la clinique des névroses de guerre. Cette articulation n'est pas statique, établie une fois pour toute. Il est important de considérer les variations respectives de l'une par rapport à l'autre, c’est-à-dire telles qu’elles sont prises dans des coordonnées historiques, mais aussi logiques.

L'angoisse, en tant qu'état d'attente du danger, si bien repérée dans les névroses de guerre, est le marqueur de cette articulation entre répétition et fixation. Ce n'est pas le cas dans les névroses traumatiques, où le résultat produit par le rêve n'entraîne pas l'angoisse mais la frayeur, qui ramène le sujet à la situation constituée de l'accident. C'est un cas d'exception où la répétition et la fixation ne peuvent être envisagées en fonction de leur permanence (durée) aussi bien que de leur insistance (intensité).

La dynamique qui accompagne la répétition et la fixation se trouve particulièrement mise en évidence lorsque leur proximité est importante au point qu'il devient difficile de les dissocier. Ce rapprochement est par exemple bien mis en valeur dans les récits que livrent les Analystes de l'École lorsqu'ils rendent compte de ce point résiduel difficile à obtenir qu'est l'opérativité de leur rapport au sinthome. Ce moment est celui où répétition et fixation s'approchent au plus près de la jouissance en tant que substance impossible à négativer.

Plutôt que de considérer ces deux concepts à partir de leur point de convergence tel qu'il apparaît dans le sinthome, j'adopterai un départ qui consistera non seulement à les tenir à distance l'un de l'autre, mais aussi à les isoler, pour n'en garder en fin de compte qu'un seul : la répétition. Plus encore, je n'aborderai pas celle-ci par son incidence dans la clinique du transfert, comme il est habituel de le faire, mais à partir de sa logique.

La répétition multiple

En premier lieu, arrêtons-nous sur ses manifestations.

On peut considérer la répétition comme ce qui assiste le jeune enfant dans un franchissement symbolique : le jeu du fort-da en est l'exemple. Elle n'a pas les mêmes propriétés que celle qui sévit dans le symptôme ou à la suite du surgissement d'un accident traumatique. On pourrait ajouter à ces diverses manifestations la réaction thérapeutique négative, ou encore les restes symptomatiques - ce qui du symptôme ne cesse pas de s'écrire.

Comme on le voit, la répétition appelle donc à faire des distinctions formelles.

Cette grande diversité explique la raison pour laquelle j'ai souhaité donner la priorité à un abord logique de la répétition, afin d'isoler le socle commun à ces formes variées. De plus, plutôt que d'emprunter la voie couramment suivie du transfert pour en donner une raison, je prendrai celle qu'emprunte Lacan à partir de son séminaire sur L'identification. C'est autour de la demande considérée dans le champ de la névrose que sont examinés l'automatisme de répétition et son ressort, l'einziger Zug. Ce qui, par le trait (Zug), se répète dans la demande c'est la mêmeté d'une différence. J'ajouterai que s'il y a du sujet dans la demande, il n'est pas représentable, il est sans référent, hors signification.

Rapportons l'émotion de Lacan lorsqu'il découvre dans la vitrine d'un musée la présence d'une série de traits gravés sur une côte de cervidé : “… comment vous dire cette émotion qui m'a saisi () Voilà, poursuit-il, me disais-je en m'adressant à moi-même par mon nom secret ou public, voilà pourquoi en somme, Jacques Lacan, ta fille n'est pas muette.”4 Cette allusion à Molière laisse entendre qu'en présence de la marque, la question de la causalité vient à se poser de façon pressante. La rencontre avec le trait, avec ce qu'il retient de l'einziger Zug, détermine un appel non seulement à l'ancestralité, mais directement au signifiant du Nom. Une dimension de l'identification est alors convoquée comme solution de continuité.

Que cherche donc à trouver, ou à retrouver la demande, lorsqu'elle se répète ? Risquons une réponse très provisoire : la répétition de la demande vise une satisfaction, celle d'une rencontre avec l'objet qui enfin serait aboutie. Le problème est qu'à rater son objet, la demande en jouit toujours plus, toujours davantage.

La priorité accordée ici à la répétition, par rapport à la fixation, a aussi un caractère plus arbitraire, qui tient à l'intérêt que l'on peut porter à la question suivante : comment rendre compte du passage du versant symbolique de la répétition, comme principe moteur de l'inconscient, à la répétition pouvant advenir sur un versant réel ? Ce qui a, entre autres conséquences, de toucher au sens et au signifiant.

Ce passage est possible à appréhender à partir d'un terme emprunté à la linguistique : celui de métaphore. L'usage qu'en fait Lacan ne se limite pas à la linguistique, pas plus qu'au structuralisme. On peut en saisir un autre aspect, déterminant pour la répétition. Cet autre versant de la métaphore est celui qui se propose selon l'abord que propose une topologie du nœud borroméen.

Une logique de la répétition

Repartir de la logique implique de revenir au rapport qu'entretient la répétition avec le signifiant et avec le trait. Je m'appuierai donc sur certaines données produites dans le séminaire sur L'identification.

Partons d'une remarque préliminaire. “La répétition est la base de votre expérience, prévient Lacan s'adressant aux analystes : c'est là que doit se diriger votre attention pour y déceler l'incidence comme telle de la fonction du signifiant.”5. Beaucoup plus tard, en 1972 dans L'étourdit, il s'étonnera de n'avoir pas été entendu sur ce point : “Il est saisissant (…) que l’ordre (entendons : l'ordinal) dont j'ai effectivement frayé la voie dans ma définition de la répétition (…) est passé tout à fait, dans sa nécessité, inaperçu de mon audience.”6

Pourquoi cette nécessité attachée à la répétition dont se soutient la demande est-elle si importante pour le psychanalyste ? Pourquoi s'attache-t-elle à l'ordinal, au nombre comme opérateur, à l'ordre du rang comme indicateur d'une position ? Parce qu'on ne numérote pas les demandes, une demande vient dans la succession d'une autre, mais c'est toujours la même demande.

La répétition de la demande se fait entendre d'abord et avant tout comme une insistance, un "ne cesse pas de se dire". C'est entre la dimension du nécessaire et celle de l'impossible, et donc du réel, que se situe l'insistance dont la répétition de la demande se soutient.

De façon plus précise, la répétition présente un caractère d'unicité qu'elle tient du trait, de l'einziger Zug, et ceci est déterminant pour le signifiant, puisque c'est par lui que celui-ci trouve son entrée dans le réel7. Son rapport au réel est à distinguer de celui qu'entretient le symbole avec un référent. Le rapport du signifiant au réel est un rapport d'inscription, c'est un “signifiant inscrit”8, ce qui veut dire écrit. Par son insistance, la demande contribue à cette écriture, elle participe de ce mode d'entrée dans le réel, et à ce titre, elle intéresse l'analyste et l'interprétation.

Prise dans le champ de la névrose, la demande est vouée à la répétition, à reconduire toujours un tour supplémentaire autour du vide central d'un tore. Or, l'interprétation analytique de la demande permet de la sortir du régime de la répétition, de son transfini. En termes analytiques, interpréter la demande consiste à boucler le cycle dans lequel elle est prise, de la faire se rejoindre elle-même. Le sujet impliqué dans le tore de la névrose est incapable de dénombrer les tours que sa demande engendre. D'une certaine manière, il est sa demande. Ainsi considérée, la répétition est ce qui échappe au décompte ; plus encore, elle est ce qui ne se compte pas. Interpréter la demande, c'est donc opérer une coupure sur le tore névrotique, une coupure qui, entre autres conséquences, vient séparer la demande du désir. En désolidarisant les deux, la position du sujet dans son rapport au fantasme est modifiée : il se produit un décalage de structure entre la demande et le désir.

Interpréter, c'est réduire. Par cette opération, le transfini de la demande se résume à un seul et unique tour. Ainsi la demande se trouve-t-elle soulagée de son pathos pour faire valoir sa logique. « L'opération-réduction », ainsi que l'expose Jacques-Alain Miller en l’opposant à « l'amplification signifiante », est un frein mis à l'amplification du sens à laquelle se voue la parole : « Il y a en effet dans le langage une puissance essentielle de prolifération. » 9 Et par cette réduction se trouve mise à jour une erreur, précisément une erreur de comptage. En parcourant un tour unique, la demande effectue, en toute ignorance de cause, un second tour, précisément le tour autour du trou dont se soutient le désir. Par ce parcours du tour unique se découvre comment la répétition est facteur de désir dans la névrose, comment elle fonctionne comme "cause" de désir.

Je conclurai cette approche torique de la répétition par une remarque sur une antienne selon laquelle au-delà de la demande, il y aurait le désir. Ce slogan d'un au-delà repose sur un dispositif inadapté à l'objet de la demande, en ce qu’il suppose une topologie de la limite et de son franchissement. En la circonstance, l'objet de la demande requiert une autre structure, qui a pour principe formel le trou, le "il n'y a pas", dont la capacité est d'engendrer un espace propre. C'est en effet à partir d'un bouclage de la répétition autour du vide de la demande que peut advenir une articulation nouvelle au trou du désir, nouvelle en ce que le fantasme n'est plus là pour l'infinitiser ou même pour le transfinitiser.

La deuxième partie apparaîtra bientôt.

Références
* Conférence donnée à la Section clinique d'Athènes le 11 décembre 2021.

1 Freud S., “Au-delà du principe de plaisir”, chap. III, Essais de psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1968.

2 Ibidem, 26.

3 Freud S., Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Galllimard, coll. Idées, 1933, 105.

4 Lacan, J., L’identification, Le séminaire, livre IX (1961-1962), inédit, leçon du 6 décembre 1961.

5 Lacan, J., L’identification, op. cit.

6 Lacan, J., “L’étourdit” (1973 [juil. 1972]), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, 487.

7 Lacan, J., L’identification, op. cit., leçon du 28 février 1962.

8 Ibidem.

9 Miller, J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, 20.