Argument

fixation et répétition

La répétition est un des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, comme Lacan les reprend dans le Séminaire XI où il introduit avec la répétition, un nouveau mode du réel. Pour ce faire il la distingue du transfert que les post-freudiens avaient écrasé sur la répétition de figures du passé.

La fixation quant à elle est un terme freudien, plutôt discret dans l’usage qu’en fait Freud qui ne lui donne jamais un grand destin dans sa métapsychologie. C’est Jacques-Alain Miller, lecteur de Freud, qui lui donne une nouvelle pertinence dans sa traversée du dernier Lacan : “la jouissance (…) est un événement de corps. (…) est de l’ordre du traumatisme (…) elle est l’objet d’une fixation.”[1] Ce n’est pas la première fois qu’il prend appui sur Freud pour nous proposer un accès au dernier Lacan. Il nous avait déjà proposé en ce sens une lecture de Inhibition, Symptôme et Angoisse.[2]

 

Fixierung

Je me suis reporté à l’index des Gesammelte Werke pour trouver que la fixation est un terme qui apparait chez Freud, quasi pour la première fois, en 1905 dans Les trois essais sur la théorie sexuelle. Dans le développement de la vie sexuelle, Freud repère de premiers facteurs perturbants — étant entendu qu’elle est perturbée à des degrés divers chez chacun. Ces premiers facteurs, constitutionnels, sont encore peu précis chez Freud, mais ils contiennent ce qu’il appelle une “adhérence” aux impressions de la vie sexuelle. C’est cette “adhérence” qu’il nomme “capacité de fixation.”[3] C’est lors de rencontres ultérieures, faites “d’activation accidentelle de la sexualité infantile”, que ce matériel “peut être fixé sous la forme d’un trouble durable.”[4]

Voilà la fixation, dont la structure élémentaire est ici déjà présente : il y a de premiers facteurs, ranimés par une contingence traumatique qui produit une fixation dans un symptôme dont l’élément durable nous permet de sous-entendre une répétition. “Chaque pas sur ce long chemin du développement [de la vie sexuelle] peut devenir point de fixation.”[5] Ce qui se précisera dans la suite est que ces premiers facteurs relèvent toujours d’une dimension pulsionnelle.

En 1909, dans Sur la psychanalyse, qui sont ses conférences américaines, il est plus précis. Les symptômes hystériques sont décrits par lui comme “des restes et des symboles commémoratifs” d’expériences traumatiques et témoignent ainsi d’une fixation aux traumas[6]. Cette fixation ne concerne donc pas seulement les signifiants du trauma, les symboles, mais aussi sa charge d’excitation, c’est-à-dire ce qu’il nomme les “restes” pulsionnels.

C’est encore plus clair dans la 18ème de ses conférences d’Introduction à la Psychanalyse qui porte justement sur la fixation[7]. Ce texte de 1917 est postérieur à la guerre et le lien se fait ici avec les névroses traumatiques. Comme dans celles-ci, la fixation de la libido se produit toujours à un moment traumatique et celui-ci est parfois très précoce. La pulsion est arrêtée, inhibée, et se fixe à un certain moment du développement.

Enfin dans Analyse avec fin et analyse sans fin, de 1937, Freud dit ceci en parlant du développement de la libido : "même dans le développement normal, la transformation ne se fait jamais complètement, de sorte que des restes des fixations libidinales antérieures peuvent être maintenus jusque dans la configuration définitive.[8] Chez Freud, la fixation est ainsi toujours liée à la répétition d'un trait libidinal particulier qui a été traumatique, c’est-à-dire qui a concerné l’irruption d’un réel. Mais toutefois il arrête la visée de l’expérience analytique au roc de la castration, sans aller au-delà, sans viser ce point de fixation. C’est Lacan qui va mener l’analyse au-delà jusqu’à dénuder ce point dans la passe et ce dont témoignent les AE c’est bien en effet de ce Un de jouissance qui est cette fixation que Freud a repéré sans jamais vraiment l’aborder. On retrouve en effet ce terme en quelques endroits dans son œuvre, mais il faut bien remarquer qu’il ne lui a pas donné une grande portée.

C’est Jacques-Alain Miller qui rapproche cette fixation du Un de jouissance dans le dernier Lacan, quand la jouissance n’est plus prise dans la dialectique du désir mais qu’elle devient pur choc contingent. Vous trouverez ce développement dans les cours 4 et 9 de L’Être et l’Un.[9]Ce que Freud a repéré est ce que nous formulons comme la conjonction du Un et de la jouissance, une conjonction qui fait que la libido ne se laisse pas aller à l’avatar, à la métamorphose, au déplacement. Ce que veut dire point de fixation, c’est qu’il y a un Un de jouissance qui revient toujours à la même place, et c’est à ce titre que nous le qualifions de réel.[10]

 

La répétition

La répétition est par contre un concept qui reçoit une place importante chez Freud. Un de ses textes y est consacré, Remémoration, Répétition, Perlaboration.[11] Dans ce texte la répétition est liée au transfert et vient faire résistance dans la cure, voire aggrave les symptômes. Les motions pulsionnelles restent sous-jacentes. C’est cela que Lacan inverse quand dans “Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse” il sépare répétition et transfert pour coupler plutôt la répétition avec la pulsion.

Et dans “Au-delà du principe de plaisir” c’est la compulsion de répétition qui, de l’aveu de Freud, nous met sur la trace de la pulsion de mort à partir de la répétition de l’élément traumatique[12].

Toutefois, chez Freud, comme chez Lacan avant le Séminaire XI, la répétition est essentiellement symbolique. L’exemple majeur chez Lacan en est son Séminaire sur la “Lettre volée”, où c’est une syntaxe qui introduit la répétition signifiante avec son caractère automatique. “Cet automatisme est à proprement parler la valeur de la mémoire freudienne, (…) chargée de toute l'histoire du sujet. (…) On peut dire qu'aux origines de son enseignement, Lacan fait de l’inconscient seulement une phrase répétitive qui obéit aux lois de la détermination symbolique.”[13] Et on peut ajouter que ce réseau des alpha, bêta, gamma, met en évidence la répétition comme l’élaboration d’un savoir, S2.[14]

“Il y a quelque chose d’honnête dans la répétition, de bien connu.”[15] Il n’y a pas vraiment de surprise. Par contre, dans le Séminaire XI, Lacan amène une nouvelle sorte de répétition. Avec le couple aristotélicien de tuché et automaton, il introduit en effet un nouveau type de répétition. L'automaton est la répétition signifiante qui obéit à l'ordre symbolique, alors que la tuché est l'irruption d'un réel, une rencontre fortuite, qui n'obéit pas à l'ordre symbolique. C’est la rencontre manquée, celle qui ne s’inscrit pas dans la répétition signifiante. C’est ce qui donne sa place à l’objet petit a et ouvre ainsi un nouveau sens au réel : l’irruption de bouts de réel, comme bouts de jouissance.

La tuché est une “rencontre avec le réel"[16] qui se “dérobe”, qui “est au-delà de l'automaton", c'est l'irruption d'une première rencontre "derrière le fantasme". C'est donc la répétition d'un traumatisme. C'est le réel qui est le principe de cette répétition qui se produit comme par hasard[17]. “C’est déjà ici, dans ce ‘comme au hasard’ l’annonce de ce que dans le tout dernier enseignement de Lacan il fera valoir comme ‘le réel est sans loi’." C'est "le réel comme inassimilable[18].

 

Le Sinthome

Lacan va par la suite lier toujours davantage la répétition et la pulsion, au point que dans le Séminaire XVII, L’Envers, “II dit que la répétition n'est pensable, n'a de valeur, qu’à partir de la jouissance[19] Et Miller précise : “Ce que Lacan appelle savoir dans ce Séminaire XVII, c'est la transcription de la fable freudienne de la répétition. (…) c’est la répétition en tant qu’elle a rapport avec la jouissance.[20] La répétition est ainsi liée au plus-de-jouir qui échappe à l’opération du signifiant.

Mais la répétition va trouver dans le dernier Lacan une autre formule encore, plus radicale, puisqu’elle devient le sinthome lui-même. Il y a le Un du signifiant tout seul, hors symbolique, qui frappe le corps et y laisse une marque de jouissance. Le sinthome sera la répétition, une itération, de cette marque de jouissance. C’est là que nous retrouvons la fixation freudienne. On peut dire que le sinthome c’est la répétition d’une fixation, c’est même la répétition + la fixation.

C’est le sinthome, écrit avec t-h, qui est la dernière forme de la répétition et qu’il s’agit maintenant de pouvoir lire. Il ne s’agit plus d’y découvrir l’avènement d’une signification, mais de lire la lettre de l’évènement de jouissance qui se répète dans l’évènement de corps.

De cette itération, comme répétition d’un genre nouveau, qui ne se prête pas à l’interprétation mais est articulée à la jouissance, Jacques-Alain Miller nous a donné un exemple paradigmatique. Je le cite, dans son texte Lire un symptôme : “C’est ce qui se dénude dans l’addiction, dans le « un verre de plus » (…) L’addiction c’est la racine du symptôme qui est fait de la réitération inextinguible du même Un. C’est le même, c’est-à-dire précisément ça ne s’additionne pas. On n’a jamais le « j’ai bu trois verres donc c’est assez », on boit toujours le même verre une fois de plus. C’est ça la racine même du symptôme. C’est en ce sens que Lacan a pu dire qu’un symptôme c’est un et cætera. C’est-à-dire le retour du même événement.[21]

 

Vous voyez que le thème de notre prochain congrès est aussi, en un sens, dans la suite logique de celui-ci.

ALEXANDRE STEVENS

[1] Jacques-Alain Miller, L’être et l’Un, cours 4 du 9.2.2011.

[2] Jacques-Alain Miller, Le Partenaire symptôme, cours du 3 et du 10.12.1997.

[3] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, p 194-195, éd nrf-Gallimard, 1987. Adhérence en français et ‘pertinacity’ en anglais, sont la traduction du mot allemand, Haftbarkeit, G.W. V, p. 144.

[4] Ibid, p. 196.

[5] Ibid, p. 185.

[6] Sigmund Freud, Sur la psychanalyse, p 41-43, éd nrf-Gallimard, 1991.

[7] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, p 255 et svtes, éd pbp, 1978.

[8] Sigmund Freud, L’analyse avec fin et l’analyse sans fin, Résultats, idées, problèmes II, p. 244, PUF 1985

[9] Jacques-Alain Miller, L’Être et l’Un, cours 4 du 9.2.2011 et 9 du 30.3.2011.

[10] Jacques-Alain Miller, L’Être et l’Un, cours 9 du 30.3.2011.

[11] Sigmund Freud, Remémoration, Répétition, Perlaboration, (texte de 1914) in La Technique Psychanalytique, p. 105 et svt, PUF 1977.

[12] Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, p. 104, pbp 1981.

[13] Jacques-Alain Miller, Transfert, répétition et réel sexuel, Quarto 121 (2019), p. 14 (cours 15.3.1995).

[14] cf Jacques-Alain Miller, cours Le Partenaire Symptôme, cours du 6.5.98.

[15] Jacques-Alain Miller, La fuite du sens, cours du 20.3.1996

[16] Jacques Lacan, Sem XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (Texte établi par Jacques-Alain Miller), 1973, Paris : Seuil, p 53.

[17] Ibid, p. 54.

[18] Jacques-Alain Miller, L’être et l’Un, cours 3 du 2.2.2011.

[19] Jacques-Alain Miller, Transfert, répétition et réel sexuel, Quarto 121 (2019), p. 17 (cours 15.3.1995).

[20] Ibid.

[21] Jacques-Alain Miller, Lire un symptôme. https://www.wapol.org/es/articulos/TemplateImpresion.asp?intPublicacion=13&intEdicion=2&intIdiomaPublicacion=1&intArticulo=2305&intIdiomaArticulo=5

Jean-Luc Monnier