Retour sur la métaphore (2)

Bernard Lecœur

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La métaphore

Après avoir considéré la répétition au travers des liens entretenus avec la demande et le désir, j'en viens maintenant à prendre en compte ceux qui la lient au corps et au symptôme. Pour penser ces liens, il est indispensable de faire un retour sur la métaphore.

En guise d'introduction, je vais prendre appui sur un court passage d'un texte de Jacques-Alain Miller où sont posés les termes du rapport entre la répétition, le symptôme et le corps, rapport envisagé à partir de la jouissance et non plus à partir du signifiant et du trait.

Il y a une métaphore de la jouissance du corps ; cette métaphore fait événement, fait cet événement que Freud appelle la fixation. Ça suppose l’action du signifiant, comme toute métaphore, mais [ici, c’est] un signifiant qui opère hors-sens.”10

Cette métaphore de la jouissance, J.-A. Miller la rapporte à une jouissance marquante du corps, matière même du symptôme. Cela fait évènement pour le sujet, dit-il ; il ne s’agit pas d’une commémoration ou d’un anniversaire, mais d’un évènement qui dure, qui se prolonge et constitue une expérience actuelle attachée à la répétition d'une jouissance première. Tout cela suppose une approche de la métaphore qui mérite d'être reprise.

Comment se présente la métaphore chez Lacan ?

Une substitution de signifiants

Le vers de Victor Hugo “Sa gerbe n'était point avare ni haineuse” en donne le modèle. Une substitution de signifiants engendre une signification nouvelle, celle-ci relevant du domaine plus général de la signification phallique. C'est par son lest dans le champ sémantique que la signification phallique assure la tenue d'une métaphore, qu'elle lui évite de se défaire comme les mailles d'un tricot. Mais c'est aussi un principe d'arrêt qui désigne un lieu, qui localise, "au point précis où le sens se produit dans le non-sens"11. Ce point précis est remarquable : c'est celui d'une certaine fixité, d'une persistance qu'illustre ce que Lacan appelle un point de capiton. Ici, il n'est nullement besoin d'insister sur le fait que la métaphore renvoie à proprement parler au transport, au déplacement voire au changement. Dans sa Poétique, Aristote, tout comme les maîtres de la pédagogie rhétorique, rappelle combien métaphora concerne ce qui circule dans la cité. Dans ses derniers séminaires, Lacan se fait aristotélicien et reprend l'examen de la métaphore en la reconsidérant à partir de la question de son mouvement, de sa fécondité, de sa puissance dynamique.


Une topologie de la métaphore

Dans le séminaire RSI, Lacan réexamine le statut de la substitution et de la métaphore. Dans quel contexte ? Cet examen a lieu à un moment du séminaire où Lacan interroge le nœud borroméen au regard de la représentation. Ce nœud est-il une illustration de la structure, un mathème, un graphe, un modèle, voire une métaphore ? C'est sur cette dernière que va porter l'essentiel de sa réflexion.

Plutôt que de s'arrêter aux vertus créatrices de la métaphore, comme il l'a fait jusque-là, il s'interroge au contraire sur ses limites. Dans ce passage du séminaire RSI, le modèle de la substitution d'un signifiant à un autre signifiant n'est plus questionné à partir de la théorie des ensembles, c'est à dire en termes de places et d'éléments, mais plutôt à partir de la notion de domaine, ou encore de champ. Quel est le maximum admis d’écart de sens ? interroge-t-il12. Question reformulée en s'aidant d'un terme nouveau, l'« erre ». Quelle pourrait être l'erre de la métaphore ?13 À vrai dire, ce terme n'est pas inconnu, puisqu'il est déjà apparu dans le titre de son séminaire de l'année précédente, Les non-dupes errent.

Parmi ses multiples acceptions, l'erre peut avoir trait au mouvement, et c'est ce que retient Lacan en la circonstance. Dans son acception dynamique, elle correspond à l'élan acquis lorsque cesse la force qui a mis un corps en mouvement. L’erre d'un bateau, par exemple, désigne sa vitesse résiduelle lorsque cesse la propulsion.

Dans ce contexte, quelle est l'erre d'une métaphore ? Poser cette question implique de savoir s'il existe un maximum d'écart de sens au-delà duquel l'effet métaphorique s'arrête, s'interrompt. Ce réexamen de la métaphore conduit à ne plus cantonner son intérêt à la définition donnée dans la Question préliminaire14. En 1974, la substitution est certes toujours là, mais elle n'est plus restreinte au simple remplacement d'un terme par un autre. L'effet de sens n'est plus le résultat unique d'un rapport fractionnel : il consiste aussi en un mouvement qui, loin d'être perpétuel, correspond à la sortie du cadre figé d'une substitution terme à terme. Avec le signifiant de l’“erre”, la métaphore quitte la rigueur du “tout ou rien”.

L'erre de la métaphore est ce qui reste d'effet de signification lorsque cesse son programme fractionnel. Une métaphore n'est pas éternelle, elle s'épuise, elle sombre, jusqu'à ne plus produire le moindre effet poétique. L'écart de sens entre deux signifiants n'est pas infini, il n'est pas étirable en tous sens. À cet égard, en français, on parle de métaphore vive et de métaphore morte. Une métaphore morte est une “métaphore lexicalisée, dont la qualité figurative et poétique n'est plus ressentie”15. Quand une métaphore passe dans le langage courant, elle se déploie sans obstacle, son extension devient maximale, elle est lexicalisée. Plus elle s'étend et plus sa mort est effective, mais paradoxalement, moins elle est oubliée, dans la mesure où elle contribue à produire le commun de la langue. Par sa décomposition, la métaphore nourrit la langue, elle devient son engrais.

Une question se pose dès lors : comment approcher cette dimension nouvelle de l' « erre » de la métaphore sans recourir à nouveau à … une métaphore, même marine ? La réponse consiste à inventer ce que peut être une topologie de l'erre. C'est l'effort auquel se livre Lacan en ayant recours, non seulement au nœud borroméen, mais plus précisément à un temps intermédiaire, à un moment suspendu de la construction de ce nœud.

Parmi les multiples présentations du nœud, arrêtons-nous précisément en chemin à une étape moyenne : celle où le nouage n'est pas encore effectué. Dans Le sinthome, cette étape nous est présentée comme une transition vers le nouage borroméen. Il s'agit de deux cercles repliés sur eux-mêmes de telle sorte que chacun d'eux forme avec l’autre deux oreilles qui s'emboîtent ; cet emboîtement fait apparaître un trou, à ceci près qu'il s'agit d'un trou qui n'en est pas véritablement un : ce que Lacan appelle un « faux-trou »16.

Autrement dit, si une troisième corde ne vient pas s'introduire dans ce faux trou, il n'y aura pas de nœud. Cette troisième corde, que Desargues a théorisée comme étant la Droite infinie, Lacan invite à y reconnaître le phallus.

Posons que la métaphore est structurée par deux anneaux repliés l'un sur l'autre, formant un faux trou, et que ces deux anneaux sont les deux signifiants requis par la substitution d'un signifiant à un autre signifiant. Composée de ces deux signifiants et seulement de ces deux, elle est une construction qui repose sur un vide, elle reste suspendue à un faux trou. Si ces deux anneaux ne sont pas noués par le phallus, la droite infinie, ce que Lacan a établi comme étant la signification phallique, l'effet métaphorique ne se produit pas. On mesure à ce propos combien, en fin de compte, la signification phallique est une suppléance : elle maintient chacun des deux signifiants à une place, elle les ordonne l'un par rapport à l'autre selon un rang. On retrouve là « l'ordinal » mentionné dans L'étourdit.

Tout l'intérêt de cette présentation est de s'approcher de ce maximum d'écart de sens au-delà duquel on tombe dans le hors-sens, c’est-à-dire dans le non-nœud, où le sens se défait : ce point est parfaitement différent de celui où se produit la signification métaphorique, un ”point précis où le sens se produit dans le non-sens”, comme il est indiqué dans L'instance de la lettre17.


Conclusion

"Il n'y a pas d'états d'âme", prévient Lacan, parvenu au terme de son séminaire RSI ; et il ajoute : "Il y a à dire, à démontrer"18. En fin de compte, démontrer par le dire peut parfaitement résumer ce que l'on est en droit d'attendre du travail d'une cure. Parmi les enjeux de ce travail, celui de parvenir à extraire du transfert la répétition est primordial : non pas pour prétendre la réduire à néant, mais afin de lui ôter son caractère d'abrutissement, qui n'est autre qu'une manière, non pas d'exister, mais de se sentir. L'abrutissement est un état d'âme, et il y en a bien d'autres, comme par exemple le sentiment d'impuissance devant l'éternel retour en tant que marque du destin.

En ce qui concerne la répétition, démontrer par le dire, c'est mesurer en quoi ce qui ne cesse pas de réclamer dans la demande se soutient d'un vide, le vide de l'âme sur le tore. Mais c'est aussi mesurer en quoi ce qui se répète est aussi ce qui ne cesse pas de ne pas se dire, et qui par conséquent reste à écrire. En d'autres termes, démontrer par le dire revient à rompre avec l'espoir d'obtenir une résolution de la répétition en termes de vérité.

Recourir à la métaphore, et plus précisément à son erre, permet d'interroger ce qui de notre rapport au langage implique une primaire et inéliminable répétition : celle où le signifiant métaphorise en un évènement hors-sens la rencontre réelle entre le corps et la jouissance. "(…) tout usage du langage, quel qu'il soit, se déplace dans la métaphore, (…) il n'y a de langage que métaphorique (…)"19, mais pas de métalangage, qui essaie “de partir de ce qu'on définit toujours (…) [comme] un langage-objet.”20 L'absence de référent conduit au fait que toute désignation est métaphorique, qu'elle ne peut se faire que par l'intermédiaire d'autre chose et que, pour cette raison, la fonction du symptôme peut s'installer structuralement chez un sujet.

Références

10 Miller J.-A. “Lire un symptôme”, Mental n° 26, juin 2011, 56.

11 Lacan, J., “L'instance de la lettre dans l'inconscient ou la raison depuis Freud” (mai 1957), Écrits, Paris, Seuil, 1966, 508.

12 “Qu’est ce qui peut définir un maximum de l’écart de la métaphore, au sens où je l’ai énoncé - référence à “L’instance de la lettre” dans mes Écrits - quel est le maximum permis de la substitution d’un signifiant à un autre ?” Lacan, J., R.S.I., Le séminaire, livre XXII (1974-1975), leçon du 17 déc. 1974, Ornicar? n° 2, Paris, éd. Le Graphe, 1975, 100.

13 "(…) ce qui pose la question de quelle est l’erre - au sens où je l’entendais l’année dernière - quelle est l’erre de la métaphore ? Car si j’énonce - ce qui ne saurait se faire que du symbolique, de la parole - que leur consistance, à ces trois ronds, ne se supporte que du Réel, c’est bien que j’use de l’écart de sens qui est permis entre R I S comme individualisant ces 3 ronds, les spécifiant comme tels.” Ibidem.

14 Lacan, J., “D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose” (1955-1956 [déc. 1957 - janv. 1958]), Écrits, Paris, Seuil, 1966.

15 V. article sur Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9taphore

16 Lacan, J., Le sinthome, Le séminaire, livre XXIII (1975-1976), Paris, Seuil, 2005, 117-118.

17 Lacan, J., “L'instance de la lettre …”, op. cit., 508.

18 Lacan, J., R.S.I., Le séminaire, livre XXII (1974-1975), leçon du 13 mai 1975, Ornicar? n° 5, Paris, éd. Le Graphe, 1976, 57.

19 “Toute désignation est métaphorique : elle ne peut se faire que par l'intermédiaire d'autre chose”. Lacan, J., D’un discours qui ne serait pas du semblant, Le séminaire, livre XVIII (1970-1971), Paris, Seuil, 2007, 45.

20 Ibidem.