Réalisé par son fantasme
Perla Miglin
Dans le contexte de notre prochain Congrès, en vue duquel nous travaillons sur le problème de La Fixation et la Répétition, mon attention a été attirée par la 23è des Conférences d'introduction à la psychanalyse, “Les voies de la formation des symptômes” ; Freud y clarifie l’importance du fantasme pour la formation du symptôme. Cette élaboration freudienne, qui suggère un savoir-y-faire de l’analyste avec son fantasme à la fin de la cure, m’a éclairée à propos d’une ligne sur laquelle je me suis exposée il y a plusieurs années, et me parle de la même manière qu’un coup de foudre. Il s’agit d’une ligne de Lacan dans son séminaire sur L’acte analytique que Jacques-Alain Miller mentionne comme inédite (voir ci-dessous).
Dans cette conférence bien connue de la communauté des analystes, Freud se demande comment la libido trouve le chemin des lieux de fixation. Il y répond ainsi : « Tous les objets et orientations de la libido abandonnés ne sont pas encore abandonnés à tous égards. Eux et leurs rejetons sont encore maintenus avec une certaine intensité dans les représentations imaginaires. La libido n’a donc qu’à se retirer dans ces fantasmes pour trouver ouvert, à partir d’eux, le chemin qui mène aux fixations refoulées. Ces fantasmes bénéficiaient d’une certaine tolérance : cela n’allait pas jusqu’à un conflit entre eux et le moi, si tranchées que pussent être les oppositions, aussi longtemps qu’était respectée une certaine condition. Une condition de nature quantitative, qui est à présent perturbée par le reflux de la libido sur ces fantasmes. Du fait de ce supplément, l’investissement énergétique des fantasmes est à ce point augmenté qu’ils deviennent exigeants, qu’ils développent une poussée en direction de la réalisation (…). À partir des fantasmes à présent inconscients, la libido remonte jusqu’à leurs origines dans l’inconscient, jusqu’à ses propres points de fixation. Le repli de la libido sur le fantasme est une étape intermédiaire sur le chemin qui mène à la formation des symptômes. (...) Une conception simplement dynamique de ces processus émotionnels est insuffisante : il y faut encore le point de vue économique. »1
Freud attire enfin notre attention sur un aspect de la vie fantasmatique digne d’un intérêt universel : l’art. « Si quelqu’un est un véritable artiste, (…) il a (…) réalisé par son imagination ce qu’à l’origine, il n’avait accompli que dans son imagination (…). »2
Quand j’ai lu comment Freud explique ce dont un artiste authentique est capable, je me suis permis de saisir, à la même place que celle du « véritable artiste » à partir duquel Freud commente l’originalité de son acte, la portée de ce passage que J.-A. Miller a extrait du séminaire inédit de Lacan sur L’acte psychanalytique. Nous obtiendrons alors la composition suivante :
« Le désir de l’analyste, il est impossible de le tirer d’ailleurs que du fantasme du psychanalyste : c’est de ce qu’il y a de plus opaque, de plus fermé, de plus autiste dans sa parole que vient le choc d’où se dégèle chez l’analysant la parole. »3 Ainsi, tout comme un artiste authentique le fait selon Freud, l'analyste a réalisé par son fantasme ce qu’à l’origine il n’avait accompli que dans son fantasme.
On peut dire que la fixation de la jouissance se loge au cœur du fantasme quand il se dissout et donnera à l’analyste la même « énigmatique faculté [qu’a l’artiste] de modeler un matériau déterminé jusqu'à ce qu'il devienne la reproduction fidèle de sa représentation imaginaire [i.e. de son fantasme] »4 (que l’on retrouve dans le passage de Lacan cité par Miller), donc de l’image fidèle de son fantasme dans son opacité réelle.
« Cette compression du fantasme, l’écrasement de ses strates, l’évanouissement de ses moires, est même ce que semble ouvrir pour le sujet la voie à l’identification au symptôme. »5
Ce serait une version artistique de la façon de vivre la pulsion évoquée par Freud à la fin de sa 23è conférence. Relisons J.-A. Miller sur la couverture du Séminaire XXIII, Le sinthome : « (…) Tel Dante prenant la main de Virgilio pour s’avancer dans les cercles de l’Enfer, Lacan prenait celle de James Joyce, l’illisible Irlandais (…) Riez, braves gens !J e vous prie. Moquez-vous ! Notre illusion comique est là pour ça. Ainsi ne saurez-vous rien de ce qui se déroule sous vos yeux écarquilles : la mise en question la plus méditée, la plus lucide, la plus intrépide, de l’art sans pareil que Freud inventa, et que l’on connaît sous le pseudonyme de psychanalyse. »
Tel est le couple analysant-analyste !
Références
1 Freud, S., Conférences d’introduction à la psychanalyse, Galimard, Paris 1999, 474-6.
2 Ibidem, 478.
3 Lacan, J., L’acte psychanalytique, Conférence du 19 juin 1968. Passage cité par Miller, J.-A., Le tact de l’à-propos (Le désenchantement de la psychanalyse) (2001-2002), inédit, Cours de l’Orientation lacanienne, séance du 3 avril 2002.
4 Freud, S., Conférences d’introduction …, op. cit., 478.
5 Miller, J.-A., Comment finissent les Analyses, Navarin, Paris 2022, 191.