Aucune idée

Bruno de Halleux


C’est le titre d’une pièce de théâtre mise en scène par Christoph Marthaler, un dramaturge de Lausanne. Elle est programmée à Bruxelles au Kunst Festival Des Arts, c’est une chance.

Après la longue ovation du public, je me suis demandé ce qui m’avait tant séduit dans ce spectacle étrange, inventif, musical, chanté et hors sens.

La scène est réduite à un entre-sol aux multiples portes. Deux acteurs ne cessent d’y entrer et d’en sortir sans qu’on ne sache où est le dehors ou le dedans. Les problèmes sont ordinaires, une panne d’un radiateur, une avalanche de courrier publicitaire, une coupure d’électricité, un voisin qui se plaint du bruit fait par les deux protagonistes et beaucoup d’autres choses.

Ce qui est moins ordinaire, c’est le traitement de ces moments quotidiens. Le traitement de la langue, à force de répétition, de déplacements, de torsions, d’inversions, de déformations et d’altérations, se transforme littéralement en une lalangue dont le plaisir surgit dans la sonorité même de la phrase, dans la matière même du mot.

Le texte ne fait plus sens ! Parti par exemple d’une phrase simple entendue à la radio, N’oubliez pas d’acheter du foie gras pour les fêtes de fin d’année, l’acteur la répète indéfiniment d’une façon telle que sa prosodie nous régale. Bach, Kafka, Perec, Schwitters y sont convoqués pour y être travestis.

Katty Langelez-Stevens nous rapportait dans un cours de la section clinique une précieuse note du séminaire XXIII de Lacan sur lalangue. « L’homme est porteur de l’idée de signifiant. Cette idée, dans lalangue, se supporte essentiellement de la syntaxe. » Et sur l’autre versant, elle épingle cette précision de Lacan côté femmes : « Si quelque chose dans l'histoire peut être supposé, c'est bien que c’est l’ensemble des femmes qui a engendré ce que j’ai appelé lalangue (…). »1

Autrement dit, le plus de plaisir que j’ai éprouvé par cette pièce se corrèle à ce rapport à lalangue que l’auteur a su mettre en évidence par la matière signifiante des mots qui ne cessaient de se répéter avec par moments des ajouts, des soustractions, des torsions. Le mot devenait phrase et la phrase devenait mélodie. Le hors-sens déborde le sens, la syntaxe ne cesse de se réinventer.

Soutenue par deux acteurs, il faut bien dire, exceptionnels, pour incarner ce rapport féminin à la langue, Aucune idée est une pièce qui s’oppose à l’ordre phallique, masculin, réglé par l’ordre du signifiant ou la répétition relève de l’Un tout seul.

Ici, la répétition relève du féminin, une répétition illimitée qui trouve à s’engendrer du plaisir de lalangue et qui ne se laisse pas résorber par les règles, la syntaxe et les prescriptions de la langue propres à l’Académie.

Un régal !


Références

1 Lacan J., Le sinthome, Le séminaire, livre XXIII (1975-1976), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2005, 117.