“Tourbillon” contre “colle”

Claudia Iddan


Peu de temps après avoir annoncé à ses membres qu’il a décidé de dissoudre l’École Freudienne de Paris qu'il avait fondée en 1964, Lacan, évoquant cette École, utilise dans son cours du 11 mars 1980 le terme de “colle”. Ce cours, intitulé “D’Écolage” par Jacques-Alain Miller, laisse entrevoir l’équivoque utilisé avec “décollage”1. Dans le cours suivant, il invite ceux qui veulent le suivre à se réunir au moyen d’un dispositif plus « tourbillonnant » : le cartel2, dont il a reformulé en 5 points les principes du fonctionnement lors du cours précédent3.

Dans le même cours, il répond à certaines questions qui lui ont été adressées à sa demande. L’une concerne la relation entre ce que Lacan avait nommé la « colle » dans l’École et le concept freudien de fixation (Fixierung). Lacan y répond : « Qu’est-ce qui est fixé ? C'est le désir, qui pour être pris dans le procès du refoulement, se conserve en une permanence qui équivaut à l'indestructibilité. »4

Cette phrase soulève la question de la fixation par rapport à la relation entre le désir et la pulsion. En général, le concept de fixation est lié à la pulsion ; dans cette phrase cependant, Lacan déplace l’accent de la fixation sur le désir. Il y ajoute le fait pour le désir d’être pris dans le procès de refoulement, pour arriver à la conclusion « qu’il a fallu que Freud découvre l’inconscient pour qu’il vînt à ordonner […] le catalogue descriptif de ces désirs, autrement dit : le sort des pulsions - comme je traduis Triebschicksale. »5.

Nous avons, dirais-je, deux termes centraux : le refoulement, où le désir est pris, et la découverte de l’inconscient, qui permet d’ordonner le sort des pulsions. De quelle manière ces termes (le refoulement, l’inconscient) interviennent-ils dans la relation entre le désir et la pulsion ?

À propos de cette question, dans sa réponse à Marcel Ritter sur l’ombilic du rêve, se référant au refoulement primaire (Urverdrängt), Lacan précise qu’il faut distinguer entre ce qui se passe au niveau du trou corporel [la pulsion] et ce qui fonctionne dans l’inconscient6.

Dans “Le refoulement”7, on trouve un indice : Freud y explicite que le Vorstellungsrepräsentanz, c’est à dire le représentant de la représentation de la pulsion, tel que Lacan le traduit, se scinde en deux composantes : la Vorstellung, c’est à dire la représentation, et le Repräsentanz, ou le représentant, chacune d’entre elles connaissant un destin différent.

D’un côté, la Vorstellung, qui a trait à l’inconscient et qui est une représentation de la pulsion liée au psychique qui est unterdrückt (réprimée, tombée au fond), irrécupérable, impossible à reconnaître comme étant l’ombilic du rêve. Le Repräsentanz, lui, concerne le corps, c’est le représentant de la pulsion et il a un sort différent de celui du refoulement. Le représentant constitue le facteur quantitatif, le montant d’affect, un reste non représentable. L’irreprésentabilité est un trait dominant dans le Vorstellungsrepräsentanz. Du point de vue conceptuel, le refoulé primordial fonde l’inconscient, il est à l’origine du langage tel que Lacan le définit. On peut aller jusqu’à dire que l’inconscient freudien est fondé pulsionnellement, qu’il n’y a pas d’inconscient sans pulsion. Si bien que si le désir est fixé, si sa permanence est indestructible, on peut dire que cette fixation est combinée avec la pulsion, avec un montant d’affect-jouissance non représentable qui percute le corps et qui grâce à cela fonctionne comme cause du parlêtre.

Si l’on revient à la réponse de Lacan sur la fixation, celle-ci établit en dernier lieu une distinction entre le désir, qui est fixé, voire indestructible, et la fixation « pulsionnelle » vis-à-vis du groupe, et des positions rigides qu’il appelle « la colle ». Quant au désir proprement dit, bien qu’il soit fixé, il a besoin d’un « tourbillon » pour rester vivant.

Références

1 « (…) à revenir [à l'École que je dissous], on ne trouve qu’à s’engluer - où j'ai moins fait École … que colle. (…) Qu'on m’en croie : je n'admettrai personne à s'ébattre dans la Cause freudienne que sérieusement d’écolé. » Lacan J., Séminaire de la Dissolution, “D’Écolage” (11 mars 1980), Ornicar? n° 20-21, éd. Lyse, Paris 1980, 14 in fine.

2 Lacan J., “Monsieur A” (18 mars 1980), Ornicar? n° 20-21, op. cit., 19, § 10.

3 Lacan J., Séminaire de la Dissolution, “D’Écolage”, op. cit., 15, §§ 9-13.

4 Lacan, J., Séminaire de la Dissolution, “Monsieur A”, op. cit., 20, § 3.

5 Ibidem, § 8.

6 Lacan J., “L’ombilic du rêve est un trou” (12 oct. 1968), publié initialement dans les Lettres de l’EFP n° 18, avril 1976, 7-12 ; republié dans La Cause du désir n° 102, Navarin, Paris 2019, 35-43 ; le passage du texte que je cite est à la p. 36, § 2.

7 Freud S., “Repression” (1915), The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud, XIV, 141-158.