Kierkegaard, Lacan et la répétition

Rodolphe Adam

Lacan, Kierkegaard et la répétition[1]

 

Lacan ne s’est pas focalisé sur le « cas » Kierkegaard (1813-1855), mais sur ses œuvres. Seulement, si Lacan a dit de lui qu’il était « le plus aigu des questionneurs de l’âme avant Freud »[2], c’est précisément parce que le clinicien, c’est Kierkegaard. C’est à ce titre que Lacan s’en enseigne. De plus, le philosophe danois, comme Freud à ses débuts, est le clinicien aussi de lui-même. On peut ainsi lui appliquer la formule de Lacan concernant Sade : « qu’il a fait passer la rigueur de sa pensée dans la logique de sa vie »[3]. Et les deux points majeurs de cette logique, posés par Kierkegaard comme cause finale de toute son œuvre, concernent le père et La femme : « C’est à elle et à feu mon père que la totalité de mes écrits doit être consacrée : à mes deux maîtres, la noble sagesse d’un vieillard, et la douce déraison d’une femme »[4].

 

Répétitions

La répétition est un concept fondamental de la psychanalyse, « unique à être nécessaire »[5], qui fait l’objet d’un work in progress constant chez Lacan. Or, la répétition dont Kierkegaard a parlé revient sans cesse dans son discours comme boussole du concept freudien de Wiederholungzwang (compulsion de répétition). Quelle peut donc bien être la raison de cette constante qui elle-même se répète dans l’enseignement de Lacan ? Rappelons brièvement le parcours qu’il en a fait.Dans les années 50 et les premiers séminaires, la répétition est effet du symbolique, insistance de la chaîne signifiante, insistance du non-réalisé à venir au symbole. L’année 1961-62 du séminaire L’identification, la théorie du trait unaire dévoile une propriété mathématique ordinale du signifiant : la seconde fois fonde la première comme perdue. Une formule en sanctionne le paradoxe : « Même à répéter le même, le même d’être répété, s’inscrit comme distinct »[6].

En 1964, la répétition devient automaton, retour des signes et effet de la rencontre manquée avec le réel (tuché). Le traumatisme en devient la nouvelle référence. Enfin, dans le séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse, c’est la jouissance perdue par l’inscription du trait unaire sur le corps vivant qui, par sa commémoration dans le plus-de-jouir, en constitue la cause.  C’est dans ce dernier paradigme que Jacques-Alain Miller théorisera l’itération pure du Un de jouissance comme racine du symptôme[7].

Or, à chaque fois, Lacan évoque la répétition selon Kierkegaard en recommandant instamment de lire son petit ouvrage de 1843 La répétition[8], ovni de la pensée, mi-roman, mi-essai philosophique, « éblouissant de légèreté, véritablement mozartien dans son mode donjuanesque d’abolir les mirages de l’amour »[9]. Il est écrit par Constantin Constantius, pseudonyme de Kierkegaard qui y pose une question simple et radicale : une répétition est-elle possible ? Contre Hegel, l’auteur ne veut pas résoudre abstraitement la question par le seul pouvoir de la pensée mais il veut en passer par une expérience concrète. Constantin se propose alors de faire pour la seconde fois un voyage d’un infini plaisir qu’il fit naguère à Berlin. L’épreuve est donc de refaire le même périple, d’aller dans les mêmes lieux, de faire les mêmes rencontres, bref, de vérifier la possibilité d’un re-tour. Bien sûr, l’expérience fut celle de Kierkegaard même : un premier voyage à Berlin juste après la rupture de ses fiançailles avec Régine, le second du 8 au 30 mai 1843, période pendant laquelle il entreprend la rédaction de La Répétition. À travers une description à la précision toute clinique, le constat accouche d’un réel : celui d’un pur échec. Cette reproduction à l’identique est impossible. Suprême ironie : même lorsqu’il retrouve le « même dans le même », les mêmes mots d’esprits entendus, le même café servi qu’autrefois, plus rien n’a le même goût. Paradoxe cruel : le même lorsqu’il se répète devient autre. Kierkegaard fait état d’une subtile dialectique : celle qui articule l’échec de la répétition à la répétition d’un échec. En effet, ce qui s’avère être retrouvé par Constantin dans son périple expérimental, tient précisément dans le fait qu’à chaque fois il ne retrouve pas ce qu’il a déjà connu. Kierkegaard en accuse la réminiscence : « Car je suis tout à fait convaincu que si je n’étais pas parti en voyage avec l’intention de mettre cette idée à l’épreuve, je me serais royalement amusé tout à fait comme la dernière fois »[10]. C’est du fait du souvenir de la première fois que la répétition voulue de la seconde, rate.

Dans le séminaire La relation d’objet, Lacan cite Kierkegaard pour appuyer la découverte freudienne : ce que le sujet trouve n’est pas ce qu’il cherche, et ce qu’il cherche, c’est en fait à retrouver l’objet perdu. Mais on rencontre toujours un autre objet, substitutif. Est réfutée ainsi l’idée d’une relation pleine, harmonieuse du sujet avec un objet total. C’est dans le champ du signifiant que se joue le processus dont c’est l’essence d’introduire la différence : « Ce qui fut, répété, diffère, devenant sujet à redite »[11].

De plus, il y a un paradoxe : « La répétition demande du nouveau »[12]. La répétition peut s’inscrire parce qu’il y a du nouveau. Freud remarque que l’enfant exige qu’une histoire lui soit racontée toujours de manière identique. Alors que chez l’adulte, « la nouveauté sera toujours la condition de la jouissance »[13]. Ce qui a d’ailleurs pour conséquence que si le nouveau est la condition de la jouissance, il est aussi ce qui en cause l’extinction puisque le nouveau est ce qui par essence ne dure pas. Ce qui fait dire à Kierkegaard que « c’est du nouveau seulement qu’on se lasse »[14], gravant par là,et avec Freud, la vérité infernale du désir humain.

Si la répétition est impossible, si le nouveau s’y inscrit toujours, qu’est-ce qui pourtant au-delà du hasard et de la contingence se répète nécessairement ? Eh bien, c’est là qu’on comprend pourquoi Lacan a pu dire que la répétition ne commence qu’au nombre 3. Si au temps 2, le sujet éprouve la différence d’avec le temps 1, de n’être plus la première fois, le temps 3 lui, bien que différant du temps 2, répète nécessairement cette différence. Le ratage du 1 au 2, se réitère du 2 au 3. Or, c’est exactement la sentence de Constantin au soir de l’expérience berlinoise : « Rien d’autre n’y fut répété que l’impossibilité de la répétition »[15]. C’est la version kierkegaardienne du réel dont Lacan a identifié l’indépassable.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, dont Lacan ne fait pas mention, Kierkegaard propose son invention d’une véritable répétition, celle qui, lui le réformateur de la « christianité », le met en rapport avec Dieu. Il invente un nouveau « nouveau », non plus celui éphémère du stade esthétique, ni celui nostalgique du mariage mais celui éternel du religieux où se récupère la jouissance perdue. Entre espoir et nostalgie se tient la répétition. L’idée essentielle pour la psychanalyse lacanienne et qu’avec Kierkegaard, il faut en passer par la répétition, non pas celle en arrière qui fixe au passé mais celle subversive tournée « vers l’avant », la seule à même de dévoiler l’objet a qui cause le désir et la sous-tend. C’est de ce paradoxe que Kierkegaard attend une affirmation de la singularité de l’In-dividu. Pour lui, l’opération se joue dans un rapport singulier à Dieu. C’est Job qui persiste dans l’épreuve imposée par Dieu, c’est Abraham qui croit en vertu de l’absurde, et se met en relation avec l’impossible. C’est le Christ dont il n’y a pas à se souvenir mais qu’il s’agit de répéter, d’imiter en acte. Mais c’est bien sûr aussi l’amour pour l’éternelle Régine, femme mise à la place de Dieu au prix d’une castration radicale[16]. Or, quand Lacan repère ce qui se joue d’une « exhaustion de l’être », l’accent n’est plus porté sur le manque interne à la répétition, sur l’impossibilité de la retrouvaille, mais sur ce qui s’affirme de façon réitérée dans son acte. Nullement commandement du passé, la répétition ne peut prétendre à « reproduire » qu’à se faire « répétition à se produire »[17].


References

[1] Extrait d’une conférence prononcée au Conférence pour collège clinique d’Athènes le 14 février 2022.

[2] Lacan J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le séminaire, livre XI (1964), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, 59.

[3] Lacan, J., “Kant avec Sade” (avril 1963), Écrits, Paris, Seuil, 1966, 778.

[4] Kierkegaard S., Pap. X V A 149, 25.

[5] Lacan, J., D'un dessein (1966), Écrits, Paris, Seuil, 1966, 367.

[6] Lacan J., L’identification, Le séminaire, livre IX (1961-1962), inédit, leçon du 16 mai 1962.

[7] Miller J.-A., L’être et l’Un (2011), inédit, Cours de l’Orientation lacanienne, cours du 6 avril 2011.

[8] Kierkegaard S., La Reprise (1843), Paris, Garnier-Flammarion, 1990. Nous laissons ici de côté la question de la traduction entre reprise et répétition : voir Adam R., Lacan et Kierkegaard, Paris, PUF, 2005.

[9] Lacan J., Les quatre concepts fondamentaux …op. cit., 59.

[10] Kierkegaard S., ibid., 118.

[11] Lacan J., “La logique du fantasme. Compte-rendu du séminaire 1966-67” (1969), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, 325.

[12] Lacan J., Les quatre concepts fondamentaux …op. cit., 59.

[13] Freud S., “Au-delà du principe du plaisir” (1920), Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996, 307 (Gesammelte Werke XIII 37).  Le texte dit Genuss (jouissance), non pas Lust (plaisir).

[14] Kierkegaard S., ibid., 66.

[15] Kierkegaard S., ibid., 113.

[16] Un problème demeure : « Mais peut-être qu'après tout - pourquoi pas ? - Régine elle aussi, existait. » … V. Lacan J., Encore, Le séminaire, livre XX (1972-1973), Paris, Seuil, 1975, 71.

[17] Lacan J., “La logique du fantasme, Compte-rendu …”, op. cit., 325.